VANITAS, VANITATUM...
Samedi 19H15, la dernière ligne droite avant la fin de cette journée, la plus longue de la semaine pour moi. On respire à fond pour décompresser l'espace d'un instant après ce rush ininterrompu de plus de 2H30, à prendre en charge les maux de tout un chacun, du plus petit "bobo" là au bout du doigt aux grandes "Affections Longue Durée". Cinq minutes de relâchement pendant lesquelles Nathalie, Sandrine et moi-même échangeons les quelques anecdotes saugrenues survenues dans l'après-midi, juste le temps de sourire pour évacuer cette pression accumulée.
Un nouveau client entre, la porte ne s'est pas encore refermée qu'un deuxième lui emboîte le pas. C'est reparti...
Nathalie va au devant du premier et moi du second.
Il me présente une ordonnance, semblant quelque peu désabusé et stressé, lui aussi.
"J'espère que vous en avez !?" me dit-il immédiatement. Je le regarde d'un air moi aussi interrogateur; aussitôt il enchaine: "J'ai fait au moins six pharmacies avant et personne n'en a !".
Sceptique, je me lance à l'assaut de mes tiroirs avec un infime espoir de pouvoir satisfaire ce monsieur. L'ordonnance s'adresse à sa femme et émane d'un gynécologue. Celui-ci a prescrit un produit contre les contractions intenses de la femme enceinte: SALBUMOL®. Ouvrant le tiroir qui théoriquement renferme ce produit, je suis saisie d'une bouffée de déception voyant que nous n'avons même pas ce produit de référencé.
En même temps que le roulement à bille du tiroir l'amène à se refermer, je cogite: "qu'est-ce que je vais faire, essayer d'appeler mes confrères encore ouvert en ce Samedi soir, sans grand espoir qu'ils aient ce fameux produit..." et puis soudain une autre idée: "mais oui, je pourrai en dernier espoir donner de la VENTOLINE® qui lui,est indiqué pour les crises d'asthme, mais qu'importe puisque ces 2 produits renferment la même molécule: le SALBUTAMOL".
-Petit aparté avec vous, chers lecteurs: le SALBUTAMOL est la DCI c'est à dire Dénomination Commune Internationale et il est commercialisé sous deux noms de spécialités: VENTOLINE® et SALBUMOL® avec des notices radicalement différentes (à mon grand désespoir pour le cas qui nous intéresse)-
Je rejoins le comptoir l'air quelque peu désolé mais résolue à arranger le client au mieux de mes possibilités.
"Eh bien, malheureusement je n'ai pas exactement ce produit mais je l'ai sous une autre appellation; si vous voulez je vais appeler le médecin pour lui demander une simple confirmation", sûre de mon fait.
Le client, un peu désorienté entre espoir et déception, me confirme que l'ordonnance est bien pour sa femme et qu'elle a de fortes contractions en ce moment; il m'encourage donc aussi à contacter le médecin pour se rassurer étant lui aussi un peu désarmé par cette situation et moi simplement pour ne pas faire cette "substitution" avant l'heure (nous sommes dans les années 90, j'avais oublié) et dans le dos du gynécologue. Mais c'était sans compter sur le fait que nous étions, comme de bien entendu, un Samedi soir et donc notre prescripteur était injoignable !!
Dépitée après cet espoir vain mais pas battue, je m'en vais chercher le dictionnaire VIDAL, bible du médicament, pour prouver au client ma bonne foi et lui montrer les monographies de ces deux produits. Convaincu, il me dit juste: "Je vais voir ma femme, elle est dans la voiture et je reviens vous le prendre si elle est d'accord". ( Ne soyez pas dupes, ce n'est pas un épisode de COLUMBO !!).
Pendant ce temps, les autres clients se sont accumulés dans la pharmacie, j'essaie donc de parer au plus pressé en servant deux ou trois personnes avant son retour. Heureusement mes deux collègues sont efficaces.
Le revoilà; " alors?" lui dis-je. Apparemment le doute avait repris le dessus, sa femme hésite et s'est déplacée à son tour pour voir à qui elle a à faire, c'est à dire moi !.
"Mon mari m'a expliqué ce que vous nous proposiez, mais vous êtes sûre que c'est la même chose ?". "Oui, tout à fait, ils ont simplement dissocié ces deux spécialités pour deux indications différentes".
Ils se regardent tous les deux et la femme se tourne vers moi revigorée par mon assurance: "d'accord, on va vous faire confiance".
Ma fierté aurait été totale si le Mardi suivant, le mari n'était revenu pour me signaler qu'après avoir joint le fameux gynécologue, celui-ci lui avait dit que sa femme n'aurait jamais dû utiliser ce produit qui était destiné à traiter les crises d'asthmes. Sûre de mon conseil du week-end, je réaffirmais au client la mauvaise foi du médecin; mais quel poids pouvais-je avoir face à un spécialiste en gynécologie, le client mécontent est reparti, mettant en doute mes compétences pharmacologiques.
Je vous avoue ne pas en être restée là, je suis têtue et si sûre de mon fait que j'ai appelé le dit médecin pour lui demander des explications et lui donner mon opinion sur son orgeuil mal placé. Il reconnut, tout surpris que le pharmacien le rappelle et surtout tout penaud, qu'il avait un peu exagéré sur son jugement vu la situation à laquelle j'avais été confrontée.
Pensons plutôt au désarroi de la patiente enceinte et à son opinion sur notre profession.
N.B.: la spécialité VENTOLINE® sous forme de comprimé a d'ailleurs depuis été supprimée.